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À Tchernobyl, « il faut cesser de croire qu'on a gagné la bataille »

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Dès 1988, à l'occasion de votre premier voyage à Tchernobyl avec des journalistes, vous constatez que les problèmes sanitaires sont « déments ». Un aspect sous-estimé, selon vous ?

Oui. Y compris par les anti-nucléaires, qui chaque année commémorent la sempiternelle bataille de Tchernobyl en faisant un focus sur les aspects techniques, horrifiques, de la catastrophe, et très peu sur les conséquences sanitaires, pourtant extrêmement lourdes.

Depuis le début, cet aspect est sous-estimé : il y a eu une alliance objective entre tous les services de radioprotection internationaux - y compris l'OMS et l'ONU - sur les effets des radiations atomiques pour faire passer la pilule.

Malgré tout, sur le terrain, il y a eu un débat sur les effets écologiques...

Dès 1988, à l'occasion de votre premier voyage à Tchernobyl avec des journalistes, vous constatez que les problèmes sanitaires sont « déments ». Un aspect sous-estimé, selon vous ?

Oui. Y compris par les anti-nucléaires, qui chaque année commémorent la sempiternelle bataille de Tchernobyl en faisant un focus sur les aspects techniques, horrifiques, de la catastrophe, et très peu sur les conséquences sanitaires, pourtant extrêmement lourdes.

Depuis le début, cet aspect est sous-estimé : il y a eu une alliance objective entre tous les services de radioprotection internationaux - y compris l'OMS et l'ONU - sur les effets des radiations atomiques pour faire passer la pilule.

Malgré tout, sur le terrain, il y a eu un débat sur les effets écologiques et sanitaires des radiations. Les incidences sur les organes étaient précisément et scientifiquement décrites, mais les organisations officielles ont objecté que le lien de causalité n'était pas prouvé. À l'époque, j'ai fini par me dire qu'il était vain de se battre, car je pensais que le nucléaire ne redémarrerait pas.

Erreur…

Oui ! Et puis, en 2006, l'ONU a abattu ses cartes en publiant un bilan officiel et définitif de la catastrophe, évalué par le Tchernobyl Forum à 50 morts, quelques milliers de cancers de la thyroïde infantiles, et quelque 4 000 cancers mortels pour les décennies à venir. Soit l'équivalent d'une journée de victimes d'accidents de la route en ex-URSS !

Trente-huit ans après le 26 avril 1986, quels sont les stigmates de la catastrophe ?

L'ennemi - la radioactivité - est toujours là, dans la terre, sur 100 000 km² en Bélarus, au nord de l'Ukraine et au sud-ouest de la Fédération de Russie. Certes, elle s'enfonce progressivement, elle est de moins en moins détectable, mais les racines des plantes peuvent la capter. Cela concerne 2 millions de personnes dont 400 000 enfants.

Par ailleurs, une certaine fragilité liée à l'exposition des parents exposés s'est transmise aux enfants, qui continuent à être malades. C'est ça, l'actualité de Tchernobyl : la dégradation de l'état de santé de la population. Sur trois générations depuis l'accident, on observe une augmentation progressive de la morbidité.

Auteur de livre et de documentaires sur Tchernobyl, Yves Lenoir participe à des événements commémorant la catastrophe survenue il y a trente-huit ans.

COLLECTION PERSONNELLE

Comment avez-vous travaillé pour obtenir ces conclusions ?

J'ai réussi à obtenir une séquence complète des chiffres, de 1986 à 2018, de l'hôpital de Stoline, situé à 250 km à l'ouest de Tchernobyl. Pour les enfants, le nombre de maladies répertorié a été multiplié par cinq, et quatre pour les adultes.

D'après le médecin-chef de l'hôpital de Stoline, 80 % des femmes en âge de procréer sont en mauvaise santé. La naissance d'un enfant en bonne santé est un événement rare. En revanche, les bébés nés en mauvaise santé ou avec des malformations sont nombreux.

La naissance d'un enfant en bonne santé est un événement rare »

Quels types de malformation sont observés ?

Il y a 12 fois plus de malformations cardiaques qu'en France, et d'autres qui peuvent conduire à des invalidités graves, la plus terrible étant la diplégie spastique : l'enfant naît paralysé (dix fois plus de cas qu'en France).

Le problème démographique est majeur. Primo, il y a l'effet tératogénique : il y a eu, depuis l'accident, beaucoup de morts fœtales et de bébés morts dans la première année de vie. On observe clairement ces anomalies sur les courbes démographiques. Il faut aussi ajouter un surplus de 13 millions d'avortements (sur vingt ans) liés aux malformations fœtales décelées à l'échographie ou à leur crainte.

Quid des leucémies infantiles ?

Le chiffre des leucémies infantilinfantiles - une maladie essentiellement radio-induite - est impossible à avoir : c'est un vrai secret d'État. On peut seulement faire de la modélisation statistique à partir des taux d'exposition. De façon générale, il est difficile d'obtenir des chiffres au Bélarus, qui est une dictature, et d'ailleurs on a veillé à ne pas mettre en danger nos sources. Aller sur le terrain est le seul moyen d'obtenir les informations.

Enfin, nous travaillons en relation étroite avec l'Institut Belrad de Minsk, créé par le physicien nucléaire Vassili Nesterenko qui, après l'accident, s'est consacré à la protection radiologique de la population. À partir de 1988, il a été écouté et doté de moyens. Mais en arrivant au pouvoir, Loukachenko a décidé de tourner la page de Tchernobyl parce que ces efforts ruinaient l'économie du pays. Il fallait donc cesser de financer ceux qui disent que les méfaits continuent !

Heureusement, l'eurodéputée française Solange Fernez est venue au secours de Belrad en 2001 en créant l'association Enfants de Tchernobyl Bélarus pour financer cet institut indépendant. Et c'est dans ce cadre que j'œuvre aujourd'hui : l'association - dont je suis président - a signé un engagement contractuel (et commercial) avec Belrad. C'est la seule façon de travailler au Bélarus : toute action humanitaire financée par l'étranger étant considérée comme criminelle. Belrad nous envoie des informations, met en œuvre la protection des enfants et, en échange, on fournit l'argent et on transmet les données.

L'autre actualité, c'est la guerre, et de nouveaux risques…

Il faut calmer le jeu, il y a beaucoup de fantasmes et de « fake news » sur le sujet : la zone d'exclusion est forestière et quand il y a des incendies, les retombées sont circonscrites au site, inhabité. Certes, il y a des soldats russes qui se sont contaminés en creusant des tranchées dans la forêt rousse parce qu'ils ne savaient pas que cette zone était radioactive, mais l'affaire a été surinterprétée.

Aujourd'hui, le risque de contamination concerne surtout la consommation de produits forestiers, notamment par la population rurale, pauvre, qui se nourrit de chasse, de champignons et de baies.

L'ennemi est invisible, durable et, une fois qu'il est sorti de la centrale, on ne peut pas l'arrêter »

Quelle leçon tirer de Tchernobyl, ou encore de Fukushima où vous êtes aussi allé ?

La vraie leçon de Tchernobyl, c'est qu'en cas d'accident, c'est la radioactivité qui gagne. L'ennemi est invisible, durable et, une fois qu'il est sorti de la centrale, on ne peut pas l'arrêter. Il faut vraiment diffuser ce message et cesser de penser qu'on a gagné la bataille de Tchernobyl : la bataille de Tchernobyl est perdue.

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