< Back to 68k.news FR front page

Tchad : une élection présidentielle à haut risque

Original source (on modern site) | Article images: [1]

L'atmosphère se tend à N'Djamena à la veille du 6 mai, jour où environ 8 millions de Tchadiens s'apprêtent à voter pour se choisir un président. Vendredi, la Fédération Internationale pour les droits humains (FIDH), « préoccupée par la situation des droits humains », s'est inquiétée dans un communiqué d'une « élection qui ne semble ni crédible, ni libre, ni démocratique », « dans un contexte délétère marqué par […] la multiplication des violations des droits humains ». Leur inquiétude porte également sur la nomination, en janvier par le général Mahamat Idriss Déby Itno, des membres d'un Conseil constitutionnel et d'une Agence nationale de gestion des élections (ANGE) dont les compositions sont « dominées par la coalition autour » du parti au pouvoir depuis trente-trois ans, le Mouvement patriotique du salut (MPS).

Ce 6 mai, 10 candidats se présenteront sur la ligne de départ. Bon politique, Mahamat Idriss Déby, proclamé chef de l'État par l'armée il y a trois ans à la mort de son père, tué par des rebelles après avoir régné trente ans d'une main de fer sur ce pays sahélien parmi les plus pauvres du monde, espère profiter de la division de ses adversaires pour légitimer son pouvoir. Sauf que sur son chemin se dresse son actuel Premier ministre Succès Masra, l'un des plus farouches opposants à la dynastie Déby et qui a lui aussi promis de gagner la présidentielle dès le premier tour lundi. Un scénario inédit qui promet un face-à-face de tous les dangers pour ce pays englué dans des défis immenses. Et qui joue sur la scène internationale un rôle de pilier dans la lutte contre le djihadisme dans la région. Alors que plusieurs pays ont connu depuis 2020 des coups d'État militaires et que la France y voit son influence décliner au profit de la Russie, le Tchad constitue le dernier point d'ancrage militaire de Paris au Sahel, avec un millier de soldats encore présents.

Dix prétendants pour un fauteuil présidentiel

À la lumière d'une campagne électorale de deux semaines, rythmée des joutes oratoires et des promesses en tous genres, il faut dire que rien ne semble joué d'avance pour chacun des dix candidats en compétition. Même pas pour le président de la Transition et son Premier ministre, Succès Masra, tous deux prétendants au fauteuil présidentiel et présentés comme de sérieux challengers qui pourraient s'affronter en cas de second tour. À 40 ans, Masra, ex-opposant parmi les plus virulents à la « dynastie Déby », mais nommé Premier ministre il y a cinq mois par Déby après avoir signé avec lui un « accord de réconciliation », s'est montré très offensif sur le terrain lors des meetings, y compris à l'endroit de celui à qui il doit son poste de chef de gouvernement : « Tous les sondages me donnent vainqueur », a-t-il, en effet, lancé à ses militants lors d'un rassemblement, lui qui caresse l'espoir d'un « premier tour KO » le 6 mai.

Réponse du berger à la bergère : « Quarante-cinq jours de stage à Harvard, ça leur tourne la tête », a réagi à son égard Mahamat Idriss Déby, 40 ans aussi, depuis Sarh, dans le Moyen-Chari. Disons au passage que ces piques par meetings interposés avaient poussé l'Agence nationale de gestion des élections, organe chargé de conduire le processus électoral, à sortir du bois le 25 avril en appelant à la « retenue » de part et d'autre.

Quelques semaines avant le démarrage de la campagne, nombreux étaient pourtant les observateurs et analystes qui pariaient sur un scrutin sans véritable enjeu, pour ne pas dire une victoire certaine du président de la Transition, donné favori. Pour certains, l'invalidation des candidatures de dix autres prétendants, dont des rivaux jugés les plus dangereux à l'actuel dirigeant à la présidence du pays, fait le jeu du pouvoir.

Vers un face-à-face Déby-Masra

Le 24 mars, le Conseil constitutionnel tchadien motivait l'invalidation de ces candidatures par une « non-conformité » et « l'irrecevabilité », des dossiers présentés, relevant notamment des irrégularités dans les pièces administratives requises. « Le pouvoir ne veut pas faire face à une opposition crédible dans les urnes », avait réagi Nassour Ibrahim Koursami, l'un des candidats recalés, qui avait été investi par le GCAP, l'une des principales forces de l'opposition. Pour Nassour Ibrahim Koursami, le Conseil constitutionnel tchadien « n'a fait que valider la liste de candidats qui va accompagner » le président de la Transition lors du scrutin. « Tout l'argumentaire utilisé ne tient pas la route », a fustigé, lui aussi, Rakhis Ahmat Saleh, candidat retoqué du Parti pour le renouveau démocratique au Tchad (PRDT). Wakit Tamma, un autre parti de l'opposition dont la candidature a été rejetée a lancé un appel à « boycotter » l'élection, qu'il considère comme une « mascarade ».

Un scénario inédit

Qu'à tout cela ne tienne, il faut reconnaître au chemin qui mène à la présidentielle tchadienne des surprises renversantes. À commencer par l'annonce même de la candidature du Premier ministre, Succès Masra, à la mi-mars, huit jours seulement après celle de Mahamat Idriss Déby. Rentré fraîchement de deux ans d'exil suite à une sanglante manifestation (20 morts) contre la prorogation de la transition, Succès Masra avait déjà créé la surprise lorsqu'il a pris la tête du gouvernement tchadien début janvier. Le chef du parti les Transformateurs a davantage déjoué des pronostics en marquant sa volonté de briguer la magistrature suprême sans même renoncer à son poste de Premier ministre. De quoi susciter la méfiance de l'opposition qui y a alors vu une « candidature prétexte » à la seule fin de donner un semblant d'ouverture à un scrutin joué d'avance.

À l'instar de Succès Masra, chacun des neuf autres candidats a multiplié les promesses pour relever les immenses défis du Tchad. Le président de la transition a a placé le chantier de « la paix, la réconciliation nationale et la sécurité » en haut des priorités. Mahamat Idriss Déby espère obtenir la confiance des Tchadiens pour être reconduit à la tête du pays. Si son programme fait de la réconciliation et la sécurité des priorités absolues, c'est sans doute au regard des nombreuses violences que le pays a connues ces dernières années. La rébellion dans le nord du pays ou les sanglantes manifestations liées à la prorogation de deux ans de la transition sont des exemples bien présents dans les esprits. Sans oublier la mort de l'opposant Yaya Dillo, que des analystes considèrent comme une tache indélébile des trois années de gouvernance de Mahamat Idriss Déby. Pour rappel, Yaya Dillo, cousin et rival du général Déby, avait été tué fin février dernier suite à un assaut mené par l'armée contre le siège de son parti, accusé par le gouvernement de diriger une attaque contre l'agence de sécurité de l'État, accusation que l'homme avait toujours niée.

Autant de promesses que de défis

Malgré tout, Déby fils, qui compte, par ailleurs, opérer des réformes de l'État pour « une république forte et juste », peut se targuer d'avoir reçu l'appui d'une coalition de plus de 200 partis et d'un millier d'associations.

Pour sa part, Succès Masra, présenté comme l'un des plus redoutables challengers de Déby, mise sur « la rupture » dans un pays dirigé depuis plus de trente ans par les Déby, père et fils. Le candidat du parti Les Transformateurs défend surtout « un projet de société de justice et d'égalité ».

Mais l'une des priorités pour le prochain président est d'ordre sanitaire, dans un pays où, selon l'OMS, les indicateurs de santé sont considérés parmi les plus faibles du monde, avec un taux de mortalité maternelle et infantile respectivement de 860 décès pour 100 000 naissances vivantes et de 72 décès pour 1 000 naissances vivantes. D'autre part, ces défis sont liés à l'accès équitable à l'eau potable (environ 15 % dans certaines régions) et à l'assainissement dont le taux d'accès (20 %) reste « l'un des plus bas au monde » selon le ministre tchadien de l'Eau, Alio Abdoulaye Ibrahim, s'exprimant en mars 2023 lors de la Conférence des Nations unies sur l'eau à New York.

Le Tchad, un maillon clé dans la lutte contre le terrorisme

Aux défis des secteurs sociaux, il faut ajouter celui de la diplomatie dans un contexte géopolitique international marqué par des tensions multiformes avec une réarticulation en permanence des relations bilatérales et multilatérales. L'un des enjeux de cette élection porte sur la coopération militaire, notamment la présence de bases militaires, un sujet qui fait l'objet de débats et de tensions dans un Sahel en proie au terrorisme.

Au cours des deux dernières années, le Mali, Le Burkina et le Niger, trois pays qui partagent l'espace sahélien avec le Tchad, ont contraint la France ou les États-Unis au retrait de leurs contingents militaires. Et cela, au profit d'un rapprochement de ces trois pays avec la Russie dans le but de « lutter contre les groupes armés terroristes ». Alors que la France a encore quelque milliers de soldats répartis dans trois bases au Tchad, les résultats de la présidentielle dans ce pays, qui reste jusque-là un maillon clé de la présence militaire française au Sahel, pourraient être des plus scrutés depuis Paris. Idem pour Washington qui, après un accord de retrait de ses troupes du Niger, a annoncé il y a quelques jours un « repositionnement » de ses soldats basés au Tchad.

< Back to 68k.news FR front page