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« J'ai poursuivi ce que faisait Caravage mais d'une manière plus littérale » : Frank Stella, aux limites de l'abstraction

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Frank Stella, figure majeure de l'art abstrait et de la peinture américaine, est décédé le 4 mai 2024 à l'âge de 87 ans. À cette occasion, « Connaissance des Arts » republie l'entretien que lui avait accordé l'artiste en 2015 lors de sa rétrospective au Whitney Museum of Art de New York.

Cet article a été publié pour la première fois en 2015 dans « Connaissance des Arts », N° 741

New-Yorkais par excellence, Frank Stella vit dans le West Village depuis 1967, où il a également un atelier qui lui permet d'organiser ses rendez-vous et lui sert de bibliothèque. Ses livres d'art sont bien rangés, tandis que sur son bureau sont étalées des photocopies d'œuvres, les siennes ou celles d'autres artistes. Puis c'est en dehors de Manhattan, près de Beacon, non loin d'une rivière et dans un quartier de fonderies, que les derniers travaux sont réalisés au sein d'un immense atelier. Partageant sa semaine entre les deux espaces, il travaille au quotidien avec quelques assistants.

Les années 1950 et les Black Paintings

Si l'artiste est rompu à l'exercice de l'interview, il s'y prête volontiers une fois encore, avec une grande liberté de ton. Ainsi, quand on aborde l'exposition du Whitney Museum of American Art, à New York (du 30 octobre au 7 février 2015), il précise que l'accrochage sera chronologique, en dépit de son envie de bousculer un peu les choses… D'autant qu'il a déjà connu plusieurs rétrospectives, même si cette dernière permettra de voir des œuvres issues de collections privées américaines. « La réalité, admet-il, est que beaucoup de gens, et notamment les nouvelles générations, ne les ont pas vues et qu'il fallait bien retourner à mes débuts… »

Frank Stella nous reçoit dans son vaste atelier qui lui permet de créer des pièces de grandes dimensions. Son autre atelier dans le West Village de New York, lui sert de bibliothèque. Photo : Jean-Christophe Bourcart, 2015

Nous y allons donc en sa compagnie, en commençant par évoquer les Black Paintings, qui, en 1959, ont été ses premières œuvres marquantes. Avait-il alors entendu parler de Pierre Soulages ? « Bien entendu, répond-il. D'ailleurs, quand j'étais étudiant en histoire et histoire de l'art à l'Université de Princeton, il existait déjà ce débat pour savoir qui, de Franz Kline ou de Pierre Soulages, avait été le premier… J'étais assez au fait de la peinture européenne et nous avons aussi beaucoup vu à New York des artistes comme Vieira da Silva ou Zao Wou-Ki. Mais à l'époque, il faut se remémorer que tout le monde voulait être américain car cette peinture d'après-guerre, qui a même débuté dès 1935 quand les Européens sont arrivés ici, était tout en haut de l'échelle. Auparavant, les artistes regardaient de manière assidue Pablo Picasso, Henri Matisse, Joan Miró, Piet Mondrian, Kasimir Malevitch ou Vassily Kandinsky… et tentaient de poursuivre ce travail sans apparaître comme des copistes ou des suiveurs. Car la peinture américaine, et certains m'en voudront de dire cela, était alors un peu… provinciale. L'afflux des Européens émigrés a rendu les artistes d'ici motivés et ambitieux, puis tout s'est développé de manière admirable. »

Frank Stella se souvient aussi que des curateurs ou conservateurs européens comme Willem Sandberg, Franz Meyer ou Werner Schmalenbach ont, par la suite, exposé la peinture américaine de l'autre côté de l'Atlantique, lui permettant de circuler. Pour accompagner ses propos, et signifier qu'ils avaient du caractère, il tape du poing sur la table et cite, de la même trempe, le nom d'un des anciens directeurs du MoMA, William Rubin. Tout sourire, l'artiste replonge alors dans cette époque et explique qu'il découvrait des oeuvres chaque jour.

Sur la voie du conceptuel

« C'était si riche, ne serait-ce qu'entre 1960 et 1965, avec l'Art minimal, la seconde génération d'expressionnistes abstraits, puis le Pop Art… Mais finalement, on ne se souciait guère de ces catégorisations et nous faisions ce que nous avions à faire. » Il a aussi parfois été écrit que c'était en réaction à l'art de Jackson Pollock que Frank Stella avait commencé cette peinture plus rigoureuse qui ouvrirait la voie au conceptuel, assortie de cette célèbre maxime : « Ce que vous voyez est ce que vous voyez ».

S'il a connu les plus grands de l'histoire de l'art et marqué de son empreinte l'abstraction américaine, l'artiste se focalise aujourd'hui sur des sculptures aux formes organiques. Photo : © Jean-Christophe Bourcart

« Mon idée, précise-t-il, était davantage que ma peinture soit simple et minimale. Alors, certains critiques ont dit que cela n'était pas comme Jackson Pollock, en effet, et c'était d'ailleurs difficile d'être comme lui… Mais je faisais partie de cette École de New York qui offrait une grande variété, avec Barnett Newman, Mark Rothko, Robert Motherwell ou Clyfford Still, sans être contre quelqu'un en particulier. Quant à cette citation, c'était une manière de dire que je n'étais pas responsable de ce que le public pouvait percevoir de mon travail et que je n'en avais même aucune idée. »

Loin d'être passéiste et de ne conserver dans son atelier que ses pièces les plus anciennes comme dans un musée, Frank Stella continue à expérimenter des nouveaux matériaux dans des formes très dynamiques. Photo : © Jean-Christophe Bourcart

On discernerait presque le prolongement des réflexions de Marcel Duchamp sur le regardeur faisant le tableau. Frank Stella ne s'y oppose pas et acquiesce également quand on lui parle de l'importance qu'a eu le Bauhaus. D'autant qu'avant Princeton, il avait fréquenté la Phillips Academy, où ses cours de peinture étaient orientés par les préceptes de Josef Albers et Hans Hofmann, « soit la géométrie et la picturalité, venant d'Europe ».

Des noyaux futuristes

Pour autant, Frank Stella est loin de s'arrêter au passé et tient à présenter dans l'exposition du Whitney quelques-unes de ses nouvelles sculptures. Tout en montrant en maquette la préfiguration de la rétrospective, il joue avec un petit prototype, comme s'il lançait une balle, de ces oeuvres dessinées sur ordinateur avant d'être réalisées en 3D. Les dernières sont en ABS (pour Acrylonitrile Butadiène Styrène), un polymère thermoplastique avec lequel il forme comme des noyaux futuristes. « Ces nouveaux matériaux sont flexibles et permettent d'être très précis, mais moi qui aime le grand format, je ne peux les agrandir autant que je le voudrais car ils ne sont pas particulièrement résistants. Alors qu'avant, je travaillais des sculptures qui pouvaient se développer sur plusieurs mètres ! » Un demi-siècle après les Shaped Canvas, les châssis découpés, qu'il n'a pas inventés (Rogier van der Weyden les a employés avant lui, confirme-t-il en riant), Frank Stella est toujours dans l'expérimentation.

Il fait même un lien permanent entre différentes époques. Ainsi, durant sa résidence à l'Académie américaine de Rome, en 1982-1983, il avait beaucoup regardé l'œuvre du Caravage et la peinture baroque en général. C'est à cette période qu'il s'est mis à développer les volumes. « Caravage, outre la question du réalisme de ses personnages, avait donné à ses protagonistes la possibilité de se projeter en dehors du cadre, afin d'intégrer notre espace. C'est ce que j'ai poursuivi, peut-être de manière plus littérale. » Frank Stella aime d'ailleurs partir de sources précises, comme les plans des villes du Moyen-Orient, pour Protractor Series, l'ouvrage Moby Dick d'Herman Melville ou encore les sonates de Domenico Scarlatti.

Pourtant, sa peinture ne lui semble pas raconter d'histoire et il assure qu'au début, elle n'était que ligne, géométrie, matérialité et surface. Mais ensuite, il s'est imaginé que les formes nourrissaient une sorte d'impulsion narrative qui les animait et les faisait courir, en quelque sorte. « Je n'ai jamais voulu illustrer un sujet, mais j'ai souhaité rendre l'abstraction un peu moins rigide et plus spontanée. Puis des associations se réalisent toujours dans le fond, et les toiles rappellent à chacun quelque chose. » Que l'on puisse y retrouver la gestuelle et la dynamique de l'Expressionnisme abstrait est notre libre interprétation… Lui se contente de faire son travail et, avant d'y retourner, il réfléchit une dernière fois à la peinture classique pour conclure : « C'est simple en réalité, car quelle que soit l'oeuvre et quel que soit votre degré d'admiration, quelle que soit l'idée qu'avait le peintre, la société au moment où il l'a réalisée, l'expérience qu'il en avait ou son éducation… il devait à la fin simplement concevoir une peinture et le faire avec brio ! ».

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