< Back to 68k.news FR front page

Réveil Courrier du 3 mai 2024 | Courrier international

Original source (on modern site)

Je m'arrête à Lviv à chaque fois ou presque que je me déplace vers l'est, mais c'est la première fois que je remarque cette particularité. Le matin, attablé dans un café et servi par de jeunes femmes, je suis le seul homme parmi tous les clients. Dans les commerces, les transports ou la rue, les femmes sont partout dans la ville. Dans un pays en guerre, pas besoin de s'étendre sur les raisons de cette omniprésence. Leurs mari, frères, fils, père et amis ont été tués au combat, continuent de se battre ou ont fui vers l'ouest pour échapper à la mobilisation.

Je suis un intermédiaire privilégié entre deux mondes : le monde des hommes partis seuls et le monde des femmes restées seules. Je rencontre ces femmes dans leur nouveau chez elles, en Slovaquie ou ici, dans l'arrière-pays paisible de l'ouest de l'Ukraine. Avant de partir, j'ai rendu visite à Victoria, qui vit en Slovaquie avec ses parents et ses chats. Elle a fui Mykolaïv au début de l'invasion russe et n'y est jamais revenue depuis.

Son fiancé, Oleg, qui est aussi mon ami, lui, est resté. Cela fait plus de deux ans qu'ils ne se voient plus qu'à travers les écrans de leurs téléphones. Par une triste ironie du sort, je rencontre l'un et l'autre plus souvent qu'eux-mêmes ne le peuvent. Tandis que tous les deux pleurent silencieusement à distance, je suis, moi, le témoin de leur éloignement lors de chacun de mes reportages.

Lorsque je suis dans le monde des femmes, je porte des vêtements civils. Je bois du jus de fruits frais, mange des toasts avec une omelette au petit déjeuner, et attends patiemment dans les embouteillages au milieu des autres voitures. Ce sont les dernières heures de calme avant la tempête. Puis j'enfile ma tenue militaire, pose mon gilet pare-balles et mon casque sur le siège avant de mon véhicule et prépare mes vivres. Direction le monde des hommes, à l'est.

"Comment ça, pourquoi ?"

La dernière femme que j'ai rencontrée, c'était dans les alentours de Droujkivka, dans l'oblast de Donetsk. Elle avait une quarantaine d'années et faisait du stop sur le bord de la route. Pendant les quelques kilomètres que nous avons faits côte à côte jusqu'à Kostiantynivka, je lui ai demandé pourquoi elle n'avait pas encore fui. "Comment ça, pourquoi ?", m'a-t-elle retourné ma question. La situation n'est pas si mauvaise, prétendait-elle. J'ai haussé les sourcils. Nous sommes à une dizaine de kilomètres du front, les roquettes russes pleuvent presque tous les jours, et "la situation n'est pas si mauvaise" ? Elle a haussé les épaules.

Sait-elle que, dans quelques semaines ou quelques mois, la ville risque de tomber aux mains des Russes, et qu'avant cela elle aura été transformée en un tas de ruines, comme Bakhmout, sa voisine ? Non, elle n'en sait rien. Elle va au travail, fait ses courses et rentre chez elle. La guerre, elle n'y comprend rien. Quand je la dépose chez elle, la femme me remercie et s'éloigne en pressant le pas.

Bien que je connaisse désormais plutôt bien les habitants du Donbass, le fatalisme de nombre d'entre eux ne cesse de m'étonner. Comme si même sauver sa vie leur importait peu. J'ai dû faire peur à cette femme. Sans doute aurait-elle préféré rentrer chez elle à pied pour ne pas avoir à m'entendre lui raconter que tout ce qui se passe autour d'elle n'est pas une réalité virtuelle qui ne concerne que les autres.

Un bunker souterrain

À la périphérie de Kostiantynivka, des soldats m'accueillent dans leur base ; une maison familiale qui avait été confisquée par un collaborateur russe. Je ne cherche pas à savoir ce qu'il est devenu. Le salon a été transformé en une chambre à coucher commune. Les lits sont des planches de bois. Moi, j'aurai ma propre chambre. Elle est sale et la mauvaise odeur des anciens locataires y est tenace, mais il y fait agréablement chaud.

Je m'allonge sur le lit défoncé et jette un œil autour de moi. La chambre devait être celle d'une adolescente. Les murs sont tapissés de posters et de boîtes de savon et de parfum. Le rose et la dentelle prédominent encore, mais l'esthétique de la guerre a déjà fait disparaître l'univers de la jeune fille. La table de maquillage est jonchée de munitions, tandis que les peluches et les couvertures ont été piétinées par de gros godillots boueux et qu'un sac en plastique noir fait office de vitre à la fenêtre. J'éteins la lumière. Je devrais me reposer, mais je sais que je ne dormirai pas cette nuit.

Nous partons quelques heures plus tard. Il fait un froid glacial, une fine neige est en train de tomber, et les rues sont désertes en raison du couvre-feu. La ville est plongée dans la nuit noire, si bien

< Back to 68k.news FR front page